QUAND LES RACINES CHANTENT de Danielle EYANGO (Note de lecture)

Peut-on penser dans une langue et s’exprimer dans une autre sans dénaturer le message y afférent ? Le Pr BINGONO BINGONO avait posé cette question qui reste d’actualité.

Il m’était impossible de ne pas faire cet arrêt car il ne concerne pas seulement l’autrice, mais tous les artistes africains quelle que soit leur branche artistique. L’art dans le but de préserver la langue et tout ce qui a trait à la culture, s’avère un exercice de haute voltige malgré le désir ardent de ne pas trahir. Les mots, des mots, quel que l’agencement, quelle que soit l’intentionnalité de l’auteur/l’autrice, ne peuvent pas toujours traduire l’intensité de la pensée. C’est ici que le paradigme et son corollaire de notions apparaissent.

J’ai aimé l’art de l’autrice à manier les mots, alternant mélodies, vibrations, feedbacks et autres pour rentrer dans les mamelles de l’histoire, faisant des sauts entre la modernité et l’époque d’antan. J’ai pu, ne m’en rendant tout de suite pas compte au début, observer le paradoxe entre l’évolution dite intuitive de la tradition faisant office de marquage de l’ère contemporaine ; et celle d’antan décriée, car figée dans le temps.

Avec plaisir non feint, je me suis gavée de l’histoire d’Endalè, de son village, de la progéniture. J’ai fait une incursion dans les rites, rituels du peuple Duala, interrogeant au passage les mythes et stéréotypes de nombreuses peuplades. J’avoue avoir pris des notes et comparé rites des peuples Duala et Ekang. J’avoue avoir comparé les religions dites endogènes à celle dite exogène. Finalement, maintenir les barrières entre les religions ou créer des barrières entre les peuples à cause de certaines différences ou notions, ne se résumerait-il pas à circonscrire l’amour et la pérennité de l’espèce à la couleur.

Les ondes émises par un caucasien qui aime, sont-elles différentes de celles émises par un africain ? L’Homme dans son entièreté est-il un  produit de son passé, de sa culture et de la moralité afférente à son ère ?

Laissons là ces errements et rentrons dans le vif du sujet…

QUAND LES RACINES CHANTENT est un roman de 300 pages relatant les aventures tant dramatiques que scabreuses d’une société entre deux mondes, et sous-tendues par des faits historiques. La complexité d’une société souhaitant pérenniser ses fondements, ses identités et essences, est symbolisée par des femmes, des femmes de pouvoir, résilientes, courrois de transmission entre les différents courants de pensées et celles devenues archiviste par dépit.

La lecture qui nous a menés en traditions inculquées et mœurs révélées, a permis de relever plusieurs points importants, tant sur la forme que sur le fond.

I/ LA FORME

Pour ce faire, visiter la couverture permet de réaliser que l’autrice a opté pour des couleurs chatoyantes (rouge, orange, saumon…) et claires (doré, jaune, bleu…), laissant penser que l’aventure sera jalonnée d’évènements douloureux, voire traumatisants, de périodes de tristesse, d’espoir et peut-être de succès.

  • La rose, signature de l’autrice, apparaît ; oui, c’est bel et bien elle ; elle ose et s’aventurera peut-être sur des sentiers inattendus.
  • Une jeune femme portant un couvre-chef sur sa tête et une partie de son visage, laisse penser qu’elle portera un masque, imposé ou non.
  • La présence d’un et unique œil au milieu de la figure, donne un indice important : la présence incontournable de la spiritualité.
  • La bouche fine, souillée par une matière dégoulinante, laisse penser qu’ici le paroxysme de la douleur sera atteint malgré la sobriété des mots de l’héroïne. 
  • Les vêtements lumineux, signe effectif de l’attention portée sur elle.
  • Les carreaux de couleur marron rappellent la terre, ses différentes émanations et sa couleur.
  • Le symbole de la féminité indique que l’essence de la femme sera explorée. Surprenante est la couleur de ladite féminité, le bleu, la couleur de l’immensité.
  • Les notes de musique intensifient la présence du surnaturel et d’un possible passage entre différents mondes.

La féminité, la femme et le « maquillage » sophistiqué de celle-ci, en plus de la couleur du vêtement, lui confèrent une allure de samaritaine, faisant office d’allégorie et laissant entrevoir la puissance de la femme sur divers plans et dans sa plénitude.

Le choix du frontispice, QUAND LES RACINES CHANTENT, en adéquation avec les autres éléments sus-cités, est indicatif de la force avec laquelle nous plongerons dans les méandres de la culture et du passé.

Dans le livre, citations et indications données au début de chaque chapitre, loin d’alourdir le texte, facilitent sa compréhension pour peu que l’on se détache des conformités et canons littéraires. Deux genres littéraires, roman et poésie, s’entremêlent, rappelant le phrasé de nos bibliothèques vivantes (grand-parent…) et des personnes capables de décrypter les mystères de la spiritualité, les initiés.

La préservation de la culture et la philologie, semblent être les préoccupations de l’autrice qui aura à cœur d’expliquer avec pédagogie l’histoire d’un peuple, du peuple.

II/ LE FOND

Je n’ai pu m’empêcher, en commençant le livre, de me représenter le texte comme un scénario complexe. D’emblée, l’identification de l’élément déclencheur et thème principal, la perte de la féminité sacrée de Jasmine YONDO, permet de planter le décor. La lecture des pages suivantes permet d’identifier les personnages secondaires, les aïeules. L’on comprend que trouver des réponses aux questions nécessite une incursion dans le passé et un retour dans la vie des différents personnages. L’alternance entre passé et le présent permet de comprendre les fondements de la société, l’impact de l’exposition à d’autres cultures et l’évolution de la moralité au fil du temps.

Explorer la psychologie des différents personnages, les lieux et l’histoire de tous, confirme la hiérarchisation de la société avant l’arrivée du colon, l’existence des religions endogènes et des force et puissance de la spiritualité africaine.

Afin de comprendre le texte, il est judicieux de reconstituer l’arbre généalogique de Jasmine YONDO, l’héroïne, et comprendre l’importance des noms et homonymies dans la spiritualité africaine :

Carine YONDO, fille de Jasmine YONDO, fille de  Nyakè Rokia (et Alex de Nkolomang), fille de Anne MAKOLO (épouse de Pa’a Kotto, père adoptif de  Nyakè Rokia), fille de  Nyakè Rokia la rebelle (morte à 39 ans et sœur de Ma’a Djiin), fille de Mbem’ba Engone (épouse de Din le Bonendalè et père adoptif de  Nyakè Rokia et Maa Djiin)… toutes filles d’Endalè (et du chasseur Bakoko)…

De nombreux symboles évoqués et leurs impacts dans la société africaine, apportent une particularité au texte. Nous en verrons trois :

  • Jasmine YONDO

Elle est la clé de voute du texte, mais ne pourrait exister sans les personnages secondaires. Les actions de tous impactent fortement sa vie, car convergent inéluctablement vers elle.  Elle symbolise l’unicité déchue entre respirants et invisibles.

Jasmine, marquée du sceau de la malédiction du dikindo, relative à Nyakè Rokia son arrière-arrière-grand-mère, est obligée de revenir aux sources pour effectuer un retour à la terre-mère après la disparition de sa féminité sacrée. Pour recouvrer son statut de femme après avoir exploré divers horizons, elle décide de se plier aux rites d’expiation et purification du nkumbé. Après concertation avec le prélat Samnick, elle s’y prête avec foi, laissant sur le carreau : égo, amour-propre, dignité, et se pare des oripeaux d’humilité et soumission.

Jasmine dont la faute serait celle d’être l’enfant-lumière de la lignée. S’émouvoir sur le fait qu’elle ait été choisie pour délivrer la lignée parce que n’ayant pas donné son consentement concernant la spiritualité africaine, reviendrait à se demander si les religions dites exogènes respectent forcément cette notion.

Dans la foi judéo-chrétienne, celle de Jasmine YONDO, le père Samnick fait mention de charismes, capacités extranaturelles ou extraordinaires accordées par le St-Esprit, après demande ou non du croyant et s’accompagnant généralement d’une mission de vie. Le détenteur, pour en faire usage, devrait forcément faire montre d’humilité et se mettre au service de la communauté, synonyme de sacrifice. Le Seigneur donne des charismes et permet de choisir d’en faire usage ou non ; mais une fois le canal ouvert, il est visible par tous, respirants et invisibles. Accepter reviendrait à faciliter sa vie et celle de ses descendants. Refuser reviendrait à rendre des comptes et s’exposer à des sanctions plus lourdes que le commun des mortels en cas de fautes et dérives.

Dans la spiritualité africaine et précisément celle de Jasmine, je déplore l’opacité et l’omerta dont sont entourés les enfants-lumière. Jasmine en est une, des membres de sa famille maternelle le savaient et le savent ; elle jouit des capacités hors-normes et peut délivrer sa progéniture. Au lieu de la mettre face à des responsabilités dont elle n’a pas idée, surtout qu’elle n’a pas causé le dikindo, il aurait fallu l’avertir, préparer le terrain et commencer son éveil spirituel. Je pense humblement que vivre cette situation sans faire usage des capacités ou optimiser son potentiel, est du pur gâchis. En plus de la traumatiser, cela pourrait la radicaliser.

Du point de vue de la tradition, Nyakè est punie, mise au ban de la société et sa descendance maudite, en plus de son existence qui est occultée (ne pas prononcer son nom). Le dikindo aurait pu traverser des générations et l’histoire mourir ou être dénaturée avec le temps. Jasmine représente la jeunesse actuelle, déracinée dans une société en perte de valeurs.

  • Nyakè Rokia (mère de Jasmine)

Elle symbolise la femme d’aujourd’hui, celle ayant démissionné de ses fonctions de mère, celle perdue entre divers courants. Elle est l’archétype de la femme désabusée, la femme éprouvant un besoin réel et constant de se faire aimer, de la femme ambitieuse dénuée de sagesse et d’empathie. Elle représente la Némésis de la femme dans toute sa splendeur.

a.Elle est la femme futile, vénale et ignorante par excellence.

Son refus de grandir, de prioriser et de se cultiver ont rajouté du poids au fardeau dont Jasmine est déjà affublée. Elle ignore le pouvoir de la prière d’une matrice pour ses enfants, la protection qu’elle est pour ses enfants, invisible ou respirante ; car la mort n’arrête pas l’amour d’un parent.

Son refus de s’émanciper sur tous les plans fait d’elle une proie idéale, la proie idéale pour les vendeurs d’illusion et ritualistes. Sans le savoir, elle a permis la construction d’un autel démoniaque en apportant les éléments essentiels : le sang de la culotte souillée (donne matière à la parole et justifie les réclamations), la parole agissante de Nyakè (identifie, incarne la force de l’autel et donne mission) et l’argent (pacte scellé entre les esprits de Saliou et la maman).

b. Elle est la femme inconstante et perdue entre modernité et traditionalisme.

Elle est la femme africaine, incapable de réfléchir, s’affranchir des codes, perdant peu à peu l’estime de sa personne et foi en la société. La femme africaine « respectable » est celle par essence, mariée et capable de supporter tout et l’inimaginable dans son foyer.  Nyakè qui ne sait rien de sa tradition, qui ne sait pas qu’elle est la réincarnation de  Nyakè la rebelle et peut-être précurseur du féminisme à l’africaine, ne peut malheureusement se réinventer, s’arrimer au train de la modernité, actualiser le logiciel et s’adapter ; le mépris et les violences conjugales sont une illustration parfaite des limite et codes de la société.

c. Elle est et reste une femme-enfant.

Incapable de s’assumer et faire face à ses responsabilités, sa fille deviendra son souffre-douleur. Elle vivra, durant toute sa misérable existence, par devers sa fille ; elle vivra sa vie par procuration.

  • L’Abbé Martin Samnick

J’ai particulièrement apprécié ce personnage, son ouverture d’esprit et sa capacité à rester lucide. Il symbolise, à mon humble avis, le néo-prélat africain. C’est ce prêtre africain résolument tourné vers la religion exogène, mais qui sait et croit en la force des religions endogènes. Etonnamment, il est la jonction entre la tradition et la religion. Il s’humilie devant  Janéa, se met à l’école de la tradition, apprend et s’adapte jusqu’à la mise en place d’un protocole d’expiation satisfaisant à la fois l’Eglise et la tradition.

Il incarne le prélat qui a pour but de se mettre au service de la communauté en l’écoutant, l’aidant, la guidant et la guérissant en faisant usage des charismes accordés par l’Esprit-Saint. Il serait le contraire des mages rouges et a à cœur le bien-être des fidèles, de l’Humain.

Après une exploration du fond et la forme du texte, en relever les opportunités cristallisées par les messages et sa portée philosophique est une évidence.

III/ OPPORTUNITÉS ET PORTÉE PHILOSOPHIQUE

  • Les messages

La capacité à transmettre l’émotion, la puissance des messages, subliminaux ou non, envoyés à chaque membre de la société, en font une œuvre de choix à transmettre aux générations suivantes : l’amour du travail bien fait, l’abnégation, la puissance de l’esprit, les dangers de la facilité, les dangers afférentes aux méconnaissances de la tradition.

  • Centres d’intérêt

Ils sont représentés par le fait de plonger dans les méandres de la culture, découvrir les différents rites, les rôles des intuitions, tel le Ngondo, l’histoire des Pères-fondateurs de Bonendalè, le rapt de la fiancée et autres. J’ai particulièrement apprécié les explications de Janéa sur le rôle des protecteurs et messagers, Jiengu, oracles et autres. J’ai ainsi pu comparer, ou faire le rapprochement entre le rôle des anges chez les chrétiens, chez les peuples Duala et chez les Ekang.

Sachant que les notions d’immortalité, éternité, sont des pierres d’achoppement des Ekang et chrétiens, connaitre la vision des peuples côtiers à ce sujet est une plus-value.

  • La portée philosophique

QUAND LES RACINES CHANTENT pourrait faire partie des manuels littéraires, au même rang que les futurs classiques africains tels Ceux qui sortent la nuit de Mutt-lon, Et les femmes se sont tues de Sabine Mengue. Dans la mouvance de leur ère, ces livres font des faits historiques et de la spiritualité africaine un atout littéraire, un réalisme, et signent leur engagement littéraire.

Contrairement à la majorité, l’autrice ne s’est pas contentée de critiquer et décrier les limites d’un système ; mais elle s’interroge et suggère des pistes de solutions à certains maux. Sita Iyo, qui est une ngon, représente aujourd’hui les sororités d’antan, celles chargées de préparer les femmes, préparer certaines élues et participer à l’éducation de société, la préservation de l’équilibre et valeurs.

MON MOT…

En terminant la lecture de cette œuvre, QUAND LES RACINES CHANTENT, un seul mot, témoin de la traîtrise de mon esprit et de mon indécente gourmandise, danse dans mon esprit : Amen.

J’espère avoir fait abstraction des affres de mon âme et des assauts perpétuels des reliques nauséeuses d’une impartialité pubère.

Danielle Eyango, ma sœur africaine, compatriote, consœur et collègue, en lisant chaque mot, en m’enveloppant de chaque émotion, en touchant les couleurs de chaque sentiment, je n’ai pu m’empêcher de me rouler dans les épaisses pâtes médicinales de Sita Iyo. Je n’ai pu me départir du farouche rêve d’indépendance de celle dont on ne prononce pas le nom. Je me suis délectée du maelstrom d’émotions de chaque personnage.

Après la lecture des Fleurs du mal de Baudelaire et L’Enfant de la Révolte Muette de Camille Nkoa Atenga, aucune œuvre ne m’avait autant ébranlée. Les mots choisis, leur langue, leur agencement et la mélodie y afférente ont joué un rôle prépondérant, voire capital, dans la puissance des messages véhiculés.

Dames humilité et orgueil, sœurs ennemies et amies, s’y sont côtoyées avec grâce. J’ai observé l’opiniâtre docilité de la vérité. Ouvrir un livre, lire, découvrir, se mouvoir dans les lignes inspirantes, s’oublier et se retrouver dans les candélabres de l’esprit aussi tortueux qu’angélique des personnages-clés, m’a édifiée, vidée d’énergie et arraché des larmes.

La page 200 reste sûrement celle qui a blessé mon esprit et m’a conduite aux tréfonds de mon âme. Nyakè et Jasmine me font penser à Adam et Jésus, célèbres pour l’entrée dans le monde et l’expiation, du péché. La touche de polar, cette minime touche a été un baume à mon âme, elle fut grisante. J’attends le tome 2 avec impatience.

Essingan MEBALA aka SAMBA Saphir

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